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Les 48 heures qui ont mené au reconfinement du Québec – L’actualité

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La Presse Canadienne / Montage L’actualité
 
Imposer un couvre-feu, repousser partiellement la réouverture des écoles, prolonger la fermeture des commerces : les décisions prises pour casser la deuxième vague ont fait l’objet de discussions tendues au sein de la cellule de crise du gouvernement Legault. 
 

Le lundi soir 4 janvier, la Direction générale de la santé publique sonne l’alarme. La pandémie est redevenue impossible à endiguer au Québec, et il faut mettre en place de toute urgence de nouvelles mesures qui frapperont fort. Un branle-bas soudain qui étonne le premier ministre et son entourage.

À peine deux jours plus tôt, le samedi 2 janvier, le Dr Horacio Arruda et ses conseillers spéciaux, les Drs Richard Massé et Éric Litvak, ont pourtant envoyé le message au gouvernement que la situation était maîtrisée et que le Québec avait atteint un plateau de 2 500 cas durant le temps des Fêtes. Aucune nouvelle mesure n’était dans l’air.

Le premier ministre François Legault et ses proches, notamment son chef de cabinet, Martin Koskinen, et son conseiller spécial, Stéphane Gobeil, étaient toutefois sceptiques devant leurs affirmations. À peine plus de 20 000 tests par jour étaient effectués, en raison des Fêtes. En remontant à plus de 30 000 tests, comme d’habitude, la barre des 3 000 cas allait probablement être franchie, se disait l’entourage de Legault. C’était donc un faux plateau.
 

Au bureau du premier ministre, les préoccupations étaient palpables depuis plusieurs jours. Dès le 29 décembre en matinée, lors de la réunion qui servait à préparer le point de presse du ministre de la Santé, Christian Dubé, et du directeur national de la santé publique, Horacio Arruda, François Legault, inquiet, avait questionné les bonzes de la santé publique, qui ne semblaient pas alarmés du fait que la barre des 2 500 nouveaux cas avait été franchie pour la première fois. Les chiffres allaient se stabiliser, puis redescendre avec la fermeture récente des écoles et des commerces non essentiels, expliquaient les Drs Arruda et Massé. François Legault n’était pas convaincu.

Même son de cloche rassurant des autorités de la santé publique lors des réunions du 31 décembre à 14 h 30 et du 2 janvier à 16 h. La situation est précaire, mais maîtrisée, affirme alors Horacio Arruda. Martin Koskinen et Stéphane Gobeil sortent néanmoins préoccupés de cette dernière rencontre : les hospitalisations continuent de grimper et, visiblement, les rassemblements illégaux des Fêtes ont été nombreux, puisque le nombre de nouveaux cas ne fléchit pas.

Le lundi 4 janvier, tôt le matin, dans un échange de courriels, François Legault, Stéphane Gobeil et Martin Koskinen, qui suivent de près la situation ailleurs dans le monde, évoquent différentes possibilités si le gouvernement doit de nouveau serrer la vis. Le couvre-feu en fait partie. C’est toutefois une idée parmi d’autres. Ils attendent la rencontre prévue avec la Direction générale de la santé publique, en soirée, pour prendre connaissance des recommandations et décider de la suite des choses.

La cellule de crise du gouvernement se réunit par visioconférence, à 17 h, le lundi 4 janvier. En deux jours, le discours de la Direction générale de la santé publique a changé complètement. Le Québec n’est plus sur un plateau de nouveaux cas et la situation n’est pas suffisamment maîtrisée. Les scientifiques ont potassé les chiffres, mis à jour leurs projections, puis en sont venus à la conclusion que des mesures supplémentaires étaient nécessaires.

À la surprise générale, le Dr Éric Litvak, conseiller médical stratégique adjoint à la Direction générale de la santé publique, prend la parole et propose d’instaurer un couvre-feu à la grandeur du Québec pour freiner la propagation de la COVID-19.

« Comme en France et en Angleterre ? » demande, médusé, Guillaume Simard-Leduc, directeur des communications du premier ministre. Absolument, réplique le Dr Litvak, qui a l’appui d’Horacio Arruda. Christian Dubé et son équipe, pourtant en constante communication avec les autorités de la santé publique, sont estomaqués. C’est la première fois que l’idée d’un couvre-feu est évoquée par l’équipe d’Horacio Arruda.

« On ne l’avait pas vu venir », raconte une source présente à la réunion. 

Depuis le début de la crise, les experts de la santé publique ne semblent pas avoir toujours conscience de la gymnastique concrète et délicate que nécessite la mise en place de leurs recommandations. Par exemple, suggérer un couvre-feu dès 20 h pour les citoyens est une chose, mais mettre en œuvre la mesure en est une autre. Comment le faire respecter ? Quelles seront les amendes ? Qui en sera exempté et pour quelles raisons ?

François Legault et ses conseillers se rangent rapidement à l’idée d’une prolongation du confinement et de l’instauration d’un couvre-feu pour « casser la vague pour de bon », « marquer l’imaginaire », et « donner un dernier coup » en attendant que la vaccination progresse suffisamment. Il faut toutefois repousser la conférence de presse du mardi pour mieux ficeler l’importante annonce.

Le traitement-choc

Après avoir frappé sur plusieurs clous depuis le 1er octobre dernier, François Legault troque le marteau contre la massue. Les restrictions sanitaires actuelles ne fonctionnent pas suffisamment pour maîtriser la COVID-19, qui menace de submerger le fragile système de santé québécois. Simplement attendre que le nombre de nouveaux cas diminue relève de la pensée magique. L’heure n’est plus aux ajustements, mais au changement de tactique, juge-t-on au gouvernement.

C’est mathématique : les 2 500 nouveaux cas chaque jour provoqueront de 100 à 200 nouvelles hospitalisations de 10 à 14 jours plus tard. Sans cesse. Chaque jour. Ça s’accumule. Or, le réseau de la santé est saturé. L’élastique est étiré au maximum. À ce rythme, dans deux semaines, il sera trop tard.

En mars, le choc de la première vague avait semé la peur et amené les Québécois à suivre spontanément les consignes sanitaires. Ce n’est plus aussi net. L’équipe de François Legault, sondages en main, évalue que de 20 % à 30 % des Québécois ne respectent plus les consignes. Soupers chez des amis, petits rassemblements en douce, allers-retours au bureau alors que le télétravail est possible…

Le gouvernement vise un traitement-choc, mais temporaire, pour reprendre la situation en main, le temps que la vaccination accélère.

Le couvre-feu est l’arme de dissuasion massive : la police n’a plus besoin de chercher les rassemblements illégaux. Le fait d’être dehors sans raison valable est interdit et entraîne une contravention automatique. Ça cogne dur.

Les bars, restaurants et salles de spectacles étant fermés, l’entourage du premier ministre juge qu’il n’y a plus d’excuses pour être dehors après 20 h, sauf pour ceux qui transgressent les règles. La vaste majorité de la population comprendra, croit-on. C’est possible. Le 10 novembre dernier, un sondage Léger-La Presse canadienne démontrait que 63 % des Québécois étaient favorables à un couvre-feu si la situation sanitaire empirait (la moyenne canadienne était de 67 %). Environ 30 % étaient contre et 7 % ne se prononçaient pas.

Mais cette compréhension n’aura peut-être pas cours partout…

Une application « mur à mur »

Dans les 18 directions régionales de santé publique (DRSP) de la province, on a été surpris par l’idée d’imposer un couvre-feu. Cette possibilité, rare dans l’histoire du Québec, avait été vaguement évoquée lors d’un rendez-vous téléphonique entre les DRSP et Horacio Arruda le lundi 4 janvier en après-midi, mais n’avait pas été présentée comme une recommandation qui serait faite au gouvernement. « Ce n’était pas une réunion influente où on prend des décisions », précise une source bien au fait des discussions ce jour-là.

Les directeurs régionaux de santé publique ont appris le mardi matin, en lisant Denis Lessard dans La Presse, qu’un couvre-feu serait vraisemblablement mis en vigueur.

Certaines directions régionales étaient d’accord avec l’idée, mais d’autres ont mal digéré cette décision unilatérale de l’équipe d’Horacio Arruda. Dans les régions qui ne sont pas aux prises avec une pandémie non maîtrisée, comme le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie, l’Outaouais ou l’Abitibi-Témiscamingue, le choc est brutal : la mesure s’appliquera à tout le monde, peu importe la situation épidémiologique.

Horacio Arruda et son équipe estiment qu’il ne faut pas « finasser » en imposant un couvre-feu à géométrie variable qui atténuerait le message que l’heure est grave. Tout le monde doit y passer, par solidarité, le temps que la situation se calme dans les hôpitaux.

François Legault et ses conseillers ont été tout aussi étonnés de cette proposition « mur à mur », puisque celui qui a proposé le couvre-feu, Éric Litvak, est également l’auteur des paliers d’alerte de couleur (vert, jaune, orange et rouge) élaborés à la fin de l’été afin de mieux calibrer les mesures sanitaires du gouvernement sur le territoire. Mais voilà, la Direction générale de la santé publique juge que l’invention des paliers de couleur n’a pas donné de bons résultats, le message étant trop confus pour modifier efficacement le comportement des citoyens dans les différentes régions. Il vaut mieux revenir à un message unique.

« Le couvre-feu pour tous, partout, provoque de l’injustice, c’est clair », affirme une source au sein du gouvernement, qui estime que « la grogne sera forte par endroits » et que le prochain mois pourrait plomber la popularité du gouvernement dans certaines régions.

Jusqu’au 1er ou au 8 février ?

Le lundi 4 janvier, la Direction générale de la santé publique propose au gouvernement de prolonger la fermeture des commerces et services non essentiels jusqu’au 1er février, soit trois semaines de plus que prévu. Cette date forcerait toutefois le gouvernement à faire le point avec les citoyens en conférence de presse dès le 25 ou le 26 janvier. Est-ce que toutes les données seront alors connues pour décréter la levée du confinement le 1er février ? Est-ce que l’effet des mesures plus sévères sera limpide ? « Il faut arrêter de jouer avec le calendrier. On ne peut pas se tromper », explique une source au bureau du premier ministre.

Pour diminuer l’incertitude et mettre toutes les chances de son côté, François Legault décrète que le confinement se terminera plutôt le 8 février.

Cela accorde également une semaine de plus à la vaccination. À ce moment, le gouvernement anticipe qu’il aura vacciné tous les résidants et employés des CHSLD, en plus des travailleurs de la santé de première ligne, et qu’il commencera la vaccination des personnes âgées dans les résidences privées pour aînés, ce qui devrait contribuer à soulager le système de santé.

Frictions sur la réouverture des écoles

Le couvre-feu et la date du déconfinement réglés, il restait le plus compliqué à trancher : la date de réouverture des écoles primaires et secondaires — il était clair dès le début que les garderies, qui ont été aux prises avec très peu d’éclosions, allaient demeurer ouvertes.

Mais lors de la réunion du lundi soir 4 janvier, le DHoracio Arruda propose que les écoles soient soumises au même régime que les entreprises non essentielles, soit un retour à la normale le 1er février. Ce n’est toutefois pas une recommandation formelle. Il passe la parole aux Drs Richard Massé et Éric Litvak, qui évoquent deux autres scénarios possibles : la réouverture des écoles le 25 janvier, ou encore une modulation différente pour le primaire, où la propagation est moins sévère. La discussion s’enclenche dans la cellule de crise. « Repousser l’ouverture des écoles me fendrait le cœur », déclare Éric Litvak au cours de l’échange. Le groupe se quitte le lundi soir sans avoir tranché la question.

Le mardi, le ministre de la Santé, Christian Dubé discute des scénarios avec certains directeurs régionaux de santé publique, pour se faire une tête avant la réunion avec le premier ministre. Alain Poirier, en Estrie, et Mylène Drouin, à Montréal, affirment au ministre que repousser l’ouverture des écoles n’est pas leur premier choix. Son de cloche similaire un peu plus tard à la DRSP de la Capitale-Nationale. Au primaire, notamment, les éclosions sont rapidement maîtrisées. Et les enfants ont besoin d’être en classe pour apprendre efficacement. Maintenir les dates de réouverture prévues serait même possible, disent-ils, si le reste de la société est au ralenti.

Au gouvernement et à la Direction générale de la santé publique, tout le monde souhaite le retour en classe des jeunes le plus tôt possible, sans toutefois compromettre les efforts pour ralentir l’épidémie de SRAS-CoV-2. Comment y arriver ?

Il y a des tensions dans la cellule de crise entre ceux qui souhaitent y aller avec la ligne dure pour cet ultime effort et ceux qui pensent que les écoles primaires doivent rouvrir comme prévu le 11 janvier. Des conseillers du premier ministre affirment qu’il vaut mieux prolonger les fermetures maintenant, plutôt que d’avoir à le faire dans un mois si la situation se détériore. D’autres proches de Legault estiment au contraire que le bien des enfants commande un retour en classe le plus tôt possible.

Cette tension, qui n’est pas anormale lors des décisions déchirantes en temps de crise, a été présentée comme « de bonnes discussions, intenses et importantes » par une source au gouvernement. Appelé à commenter ces frictions, le directeur des communications avec les médias du premier ministre, Manuel Dionne, souligne que ces débats permettent de confronter les idées de chacun et de trouver, à la fin, « un équilibre, une position raisonnable », bien qu’imparfaite.

Le mardi en fin de journée, les dates du 18 janvier pour le retour des enfants au primaire et du 25 janvier pour les élèves du secondaire est le scénario le plus probable, mais le premier ministre décide de « dormir là-dessus » et d’en rediscuter le lendemain matin, mercredi, avec son équipe et les experts de la santé publique.

Finalement, après une ultime ronde de consultations, François Legault tranche : le primaire reprendra comme prévu le 11 janvier, et le secondaire, le 18 janvier. « Les écoles, c’est ma priorité », répète-t-il aux participants à la cellule de crise.

L’apprentissage à distance est difficile au primaire, et l’école représente un filet de sécurité pour les enfants vulnérables, notamment ceux qui grandissent dans des milieux instables, violents, ou qui sont mal nourris.

En revanche, des mesures sanitaires supplémentaires feront leur apparition à l’école, comme le port du masque de procédure au secondaire, plutôt qu’un couvre-visage en tissu, alors qu’au primaire, le couvre-visage sera obligatoire dans les classes de 5e et 6e année (les masques de procédure sont trop grands pour les jeunes enfants) et lors des déplacements dans l’école pour tous les élèves, sauf ceux de la maternelle.

En 48 heures à peine, le gouvernement aura choisi la voie exceptionnelle du couvre-feu, décidé de prolonger le confinement de quatre semaines, statué sur le sort des écoles, augmenté et ajusté les mesures sanitaires au primaire et au secondaire, modifié sa stratégie de vaccination… Reste à voir si ces mesures donneront les résultats espérés, et à croiser les doigts pour que ce tour de vis soit le dernier.