Par Paul Sugy
«Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami», écrit un Jean de La Fontaine espiègle, qui n’a décidément pas fini d’éclairer d’une ironie salutaire les errements de la gouvernance sanitaire. On connaît la fable de «l’ours et l’amateur des jardins» : l’animal veut ôter une mouche du nez de son ami, mais «non moins bon archer que mauvais raisonneur», lui fracasse le crâne d’un jet de pavé – croyant bien faire. Tout part donc d’une bonne intention : l’enfer, dit-on, en serait pavé…
Que le remède puisse être pire que le mal, voilà l’objet de la démonstration de GenerationLibre (qui n’est pas franchement connu pour son enthousiasme à l’égard des politiques de restriction des libertés adoptées depuis plus d’un an). Dans une étude que publie le think tank ce mardi, les effets des confinements successifs sont mesurés en nombre d’années de vie gagnées ou perdues : «l’objet n’est pas de dire s’il fallait ou non confiner le pays», prévient le directeur général de GenerationLibre, l’économiste Maxime Sbaihi, «mais de proposer une première tentative d’évaluation des conséquences du confinement qui réconcilie l’économie et la santé. Opposer les deux n’a aucun sens car elles sont intimement liées : lorsque la situation économique se dégrade, les personnes dont le niveau de revenu diminue perdent aussi en espérance de vie.»
500.000 années de vie épargnées
Dans le détail, l’étude procède en deux temps, pour modéliser les effets bénéfiques d’une part et néfastes d’autre part, et comparer ensuite les deux plateaux de la balance. Pour ce qui est des «années de vie gagnées», elles sont calculées sur la base d’un «modèle d’agent» que l’épidémiologiste Henri Leleu détaille au Figaro. Ce modèle consiste selon lui à étudier tout d’abord l’effet d’une réduction des interactions sociales sur la circulation du virus, en considérant une population jugée représentative de celle du pays et en simulant leurs interactions normales (à l’école, en soirée, dans les lieux publics… en fonction des habitudes de chaque classe d’âge). La transmission du virus est ensuite étudiée à partir des paramètres épidémiologiques donnés par l’Institut Pasteur, et le modèle compare ensuite avec la situation vécue de mois en mois depuis le début de la crise, à mesure que les restrictions et l’application des gestes barrière ont limité les interactions sociales, d’après les paramètres sociaux transmis cette fois chaque mois par Santé Publique France. En prenant donc en compte l’adaptation des comportements, le modèle établit qu’environ 100.000 morts ont été évitées grâce aux politiques de limitation des libertés – c’est «l’estimation haute», précise Henri Leleu. Reste à recouper ce chiffre avec l’espérance de vie moyenne des personnes décédées de la Covid-19 : celle-ci est obtenue en croisant les données sur l’âge des personnes décédées (81 ans en moyenne), ainsi que leurs comorbidités. En moyenne donc, les personnes emportées par la maladie auraient pu vivre 5 années de plus : si les confinements ont permis d’en sauver 100.000, ce sont alors 500.000 années de vie qui ont été épargnées par la politique sanitaire mise en place.
Henri Leleu ajoute que le chiffre obtenu est une estimation raisonnable, obtenue par une approche dynamique, qui se situe dans un juste milieu entre des études plus sévères quant à l’efficacité réelle du confinement (une estimation fondée sur des données d’observation en Afrique du Sud ne comptait que 20.000 décès évités) et d’autres bien plus clémentes (celle publiée dans la revue Nature par des chercheurs de l’Imperial College en dénombrait 245.000, mais néglige selon Henri Leleu «qu’en l’absence de politiques de confinement, les individus ajusteraient leur comportement face au risque d’être infecté et restreindraient leurs interactions sociales de manière volontaire»).
Autre rappel intéressant de l’analyse, les auteurs précisent que «plusieurs études trouvent une absence de lien entre la rigueur des restrictions et le taux de mortalité» : sans en retirer des conclusions trop hâtives, du moins retiennent-ils donc que «les mesures de restrictions ne peuvent seules expliquer l’hétérogénéité des taux de mortalité» d’un pays à l’autre.
1.200.000 années de vie sacrifiées
De l’autre côté de la balance, les effets néfastes des confinements sont évalués à raison de l’impact qu’ont eu les restrictions sur l’économie, et donc in fine sur le niveau de revenus de la population. La première intuition fondamentale à la base du modèle employé est l’idée, étayée à de multiples reprises par les économistes et les données statistiques, que l’espérance de vie est directement corrélée au niveau de revenus moyens. Ce que l’on voit très bien sur le graphique ci-dessous, obtenu d’après les données de l’INSEE en 2018.
«La décision politique d’imposer des restrictions strictes au niveau national a provoqué en 2020 la pire récession économique de l’après-guerre» argumente le politiste Kevin Brookes, directeur des études de GenerationLibre, rappelant que d’après l’INSEE là encore, «un quart des ménages a déclaré que sa situation financière s’est dégradée depuis le début du confinement». Des effets qui touchent davantage les salariés du privé et les indépendants que les retraités et les fonctionnaires ; mais surtout aussi les jeunes, dont le revenu a baissé de 5 à 10 % entre 2019 et 2020 (20-25 ans, d’après une note du Conseil d’analyse économique). En conclusion, d’après l’étude, 5 millions de personnes auraient connu une perte de revenus depuis le premier confinement, et 1 million auraient basculé dans la pauvreté, cette fois d’après le Secours catholique (la France a franchi cette année le seuil symbolique des 10 millions de pauvres).
Selon la durée de ce déclassement soudain (et donc l’efficacité des politiques de relance, de réinsertion et d’emploi qui seront mises en place), plusieurs scénarios se dessinent : le plus probable selon les auteurs est celui selon lequel cette perte de revenus se résorberait au bout de 5 ans en moyenne. En conséquence de quoi, compte tenu de l’impact de ce basculement sur l’espérance de vie des personnes concernées, environ 1.200.000 années de vie auraient donc été perdues sous l’effet du ralentissement de l’économie et de l’appauvrissement d’une partie de la population.
«Et encore» précise Kevin Brookes, «notre étude fait des hypothèses conservatrices et ne prend pas en compte certains effets indirects, notamment psychologiques, du confinement sur l’espérance de vie». Elle ne prend pas réellement en compte non plus la détérioration de l’éducation d’un certain nombre de jeunes, qui pourraient, là encore, être pénalisés au moment de leur arrivée sur le marché du travail.
Pour Maxime Sbaihi, ce travail n’entend pas «fournir une évaluation définitive» des effets des confinements décidés par le gouvernement, mais au moins «contribuer à créer en France une culture de l’évaluation et de la modélisation», lesquelles font selon lui cruellement défaut au décideur public : «j’espère qu’il y aura par la suite d’autres évaluations plus précises encore qui viendront alimenter le débat, mais pourvu que nous prenions le réflexe d’analyser davantage les conséquences de long terme de nos choix politiques» conclut-il. Alors, à la lumière de ces indicateurs, aurait-il mieux valu ne pas confiner du tout ? L’économiste botte cette fois en touche : «ce serait trop facile de juger en fonction de données que nous n’avions pas à l’époque». Et de citer Churchill : «Dans l’urgence, un tiers des informations à disposition sont contradictoires, un tiers sont fausses et un tiers sont incertaines».