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Par Jérôme Blanchet-Gravel | International
Mercredi le 22 juin 2022, à 12:30
Avec la collaboration de Philippe Labrecque.
Son compte bancaire a été bloqué et elle a été remerciée par un employeur. Anne-Laure Bonnel est aujourd’hui au cœur d’un débat au sein de la sphère médiatique occidentale, à savoir qui peut dire quoi et comment à propos du conflit en Ukraine.
«Je ne peux m’en tenir qu’à des hypothèses, mais les coïncidences sont nombreuses… Dès le début des tensions début décembre, mon compte a été clôturé par la Société Générale [banque française, ndlr]», nous confie Anne-Laure Bonnel, reporter maintenant célèbre pour avoir couvert le conflit en Ukraine d’une manière qui dérange.
Elle précise auprès de Libre Média: «Je me suis déplacée et la Société Générale a été incapable de me fournir des explications. On a évoqué une erreur interne. Pendant un mois et neuf jours, mon compte est resté bloqué, ce qui m’a empêché de fêter Noël et de visiter mon grand-père malade de la Covid-19. Il en est finalement décédé».
Des propos qui dérangent
Pour ou contre, sceptique ou non, les propos d’Anne-Laure Bonnel ne laissent personne indifférent, que ce soit au sein des médias français ou même au sein de la diplomatie russe.
Le 3 mars dernier, le journal français Libération a publié un portrait pour le moins critique de cette journaliste qui, au tout début du conflit, s’est fait remarquer lors de son passage à l’émission de Pascal Praud diffusée sur CNews, le 1er mars 2022.
«La population russophone du Donbass a été ciblée par son propre gouvernement, a été bombardée par le gouvernement de Kiev. […] Aujourd’hui, du côté où je suis [séparatiste, ndlr], les exactions sont ukrainiennes», avait lâché Anne-Laure Bonnel depuis cette zone en formule zoom, suscitant immédiatement des réactions passionnées sur la toile.
Libération met en doute sa crédibilité et l’authenticité de son parcours professionnel. Ce journal rappelle aussi que Mme Bonnel a fréquenté des milieux russophiles tels que l’Association Dialogue Franco-Russe, à Paris. «Libération ne m’a jamais accordé de droit de réplique!», s’indigne-t-elle en entrevue.
Quant au journal Le Monde, il la présentait récemment comme l’un de ces «influenceurs prorusses» dont la popularité a explosé sur les réseaux sociaux.
Le Donbass, région névralgique… et polémique
Au centre de cette polémique qui n’est pas terminée: les propos de la journaliste sur le Donbass, cette région frontalière de la Russie à l’est de l’Ukraine, déchirée par un conflit armé depuis 2014.
Depuis cette période, le Donbass est partagé entre les séparatistes russophones en faveur de Moscou et les partisans de Kiev. En 2015, deux républiques populaires ont été proclamées: la République populaire de Donetsk et celle de Lougansk, entités que reconnaîtra Vladimir Poutine le 21 février, c’est-à-dire trois jours avant de lancer son «opération militaire spéciale».
Le Kremlin accuse Kiev et des groupes néo-nazis proches du pouvoir de prendre part au massacre de russophones dans cette zone. «L’opération militaire protège les habitants du Donbass d’un génocide en cours», a insisté Vladimir Poutine, le 18 mars dernier.
Une réalité que nie Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, qui a affirmé fin mai dernier que c’était plutôt la Russie qui y était actuellement coupable d’un «génocide».
Une réalité que nie Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, qui a affirmé fin mai dernier que c’était plutôt la Russie qui y était actuellement coupable d’un «génocide».
Depuis 2014, le Donbass est la principale source de tensions entre Kiev et Moscou, le protocole de Minsk n’ayant jamais été appliqué. Ni par les forces pro-russes ni par l’Ukraine. Signé en 2014, ce traité était censé favoriser le dialogue en décrétant un cessez-le-feu immédiat.
13 000 morts depuis 2014
Ce qui a d’abord été reproché à Anne-Laure Bonnel: avoir dénoncé «les crimes de guerre contre l’humanité» commis par des Ukrainiens dans cette région et les 13 000 morts de tous camps et statuts confondus (civils et militaires) qui y ont été enregistrés depuis 2014, une réalité documentée entre autres par l’Onu.
«Il y a eu une hystérie médiatique en mars. Pourtant, c’était le temps de la guerre et pas celui des médias… […] Est-ce que c’est le wokisme qui a engendré toute cette vague? Je ne peux pas dire exactement. Chose certaine, personne ne s’intéressait à l’Ukraine sur les plateaux de télé», déplore la réalisatrice du documentaire Donbass sorti en 2016.
Le reportage en zone de guerre est souvent une tâche ingrate. Héros pour certains, véhicule de propagande d’État pour d’autres, il est difficile pour les journalistes, voire peut-être impossible d’atteindre la neutralité absolue.
Pour la reporter de guerre, le traitement qui lui est réservé aujourd’hui relève surtout d’une incompréhension de son travail.
«Comment en sommes-nous arrivés-là? […] Qui est responsable du non-respect des accords de Minsk? J’aurais bien aimé qu’il soit permis d’en traiter sur les plateaux de télé. La paix est-elle encore possible? […] Je n’ai jamais supporté un parti ou l’autre. Mon travail est de montrer les images d’un désastre humanitaire et d’avertir des effets à long terme d’un conflit dont l’ampleur est encore largement sous-estimée».
Depuis son passage à CNews, on reproche aussi à Anne-Laure Bonnel de n’avoir tourné que dans le Donbass, alors que d’intenses combats ont eu lieu et se poursuivent dans d’autres parties de l’Ukraine. Le résultat de blocages administratifs, assure la reporter en préparation d’un nouveau documentaire sur les événements récents.
«Quand vous êtes journaliste et voulez rendre sur un théâtre d’opérations, vous devez passer par les ambassades pour obtenir des accréditations. On me reproche d’avoir filmé le Donbass, alors que nous n’avons tout simplement pas pu aller à l’Ouest. […] Au départ, je voulais filmer des deux côtés».
«Je crains pour ma sécurité»
En entrevue, la reporter raconte que son garde du corps a été tué en 2015 par les forces ukrainiennes après avoir été enlevé, alors qu’elle était en tournage sur le terrain. Une affaire autour de laquelle subsistent plusieurs zones d’ombre difficiles à éclaircir pour Libre Média.
«Mon « fixeur » a été retrouvé avec dix coups de kalachnikov dans le dos […] Maintenant, bien sûr que je crains pour ma sécurité. En rentrant en France, j’ai reçu des tonnes de menaces. En France aussi je crains pour ma sécurité, mais différemment. […] Je suis épuisée».
Le 18 juin dernier, la reporter a affirmé sur Twitter qu’elle avait perdu son poste de chargée d’enseignement à l’Université Sorbonne, à Paris, en laissant entendre que la décision était liée à son point de vue sur le conflit.
La reporter y enseignait l’écriture du film documentaire et le développement de projets audiovisuels depuis 2007.
Mais pourquoi avoir attendu jusqu’au 18 juin pour dévoiler que son compte bancaire avait été suspendu par la Société Générale en décembre 2021?
«Je ne voulais pas m’afficher en position de faiblesse. Devant composer avec beaucoup de discrédit, s’il avait fallu que j’annonce que mes comptes étaient bloqués, je craignais de faire face à des retombées néfastes, alors que j’ai encore d’importants projets à mener».
Des tranchées du Donbass à la société du spectacle
Le polémique entourant Anne-Laure Bonnel a eu des échos jusqu’à Moscou. Le 3 mars dernier, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a accusé le président français Emmanuel Macron d’encourager la censure autour de ses publications.
«Elle, qui s’est rendue au Donbass, a publié ses observations des pilonnages des écoles, des meurtres de deux femmes qui travaillaient dans cette école, et a appelé les Occidentaux à regarder la vérité en face», a laissé tomber le chef de la diplomatie russe à la télévision.
S’il est juste de maintenir un esprit critique face au discours officiel russe, certains chefs d’État occidentaux ne donnent pas leur place en matière de récupération du conflit à des fins politiciennes. Quand on mentionne un Emmanuel Macron qui s’est récemment prêté à un shooting photo très commenté avec le président Volodymyr Zelensky à Kiev, la reporter nous lance: «la société du spectacle».