Dans la version officielle, la ministre responsable des Aînés Marguerite Blais et l’ex-ministre de la Santé Danielle McCann ont appris la catastrophe au CHSLD Herron en lisant le quotidien The Gazette, le 10 avril 2020. Or, un courriel déposé en preuve après la fin des audiences de l’enquête de la coroner sur les décès en CHSLD montre que les ministres avaient été informées de la crise 10 jours plus tôt.
Il est 20 h 11, le 29 mars, quand la sous-ministre adjointe chargée des Aînés, Natalie Rosebush, écrit à la directrice de cabinet de la ministre Blais, Pascale Fréchette. L’objet ne fait pas de doute sur l’importance du message : URGENT : Situation CHSLD Herron Ouest Montréal
.
Elle lui fait part d’une situation très préoccupante
dans cet établissement. Les employés ont été en contact avec un usager positif
et la ligne Info-Santé 811 leur a dit de s’isoler.
« Le résultat est qu’il n’y a presque plus de personnel pour prendre soin des 154 résidents […] C’est très problématique. »
À 0 h 56, Pascale Fréchette transmet ce courriel à Marguerite Blais, sa ministre, et à Marjaurie Côté-Boileau, l’attachée de presse de l’époque.
Quant à Danielle McCann, elle reçoit un « état de situation » le 30 mars, à 9 h 33.
Les ministres sont ainsi informées que le CIUSSS de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal prend en main la gestion du CHSLD. Sauf qu’on sait aujourd’hui que ça s’est très mal passé et la vaste majorité des décès sont survenus après la prise de contrôle par l’État.
Le 11 avril, alors que la crise vient d’éclater au grand jour, François Legault sort de son congé pour tenir un point de presse. Il déclare que le départ de presque tout le personnel du CHSLD le 29 mars, ça n’a pas de bon sens
, et parle de grosse négligence
.
Le cabinet du premier ministre est formel : il ignorait tout de cette situation dans les jours précédents. Mais qu’en est-il de ses deux ministres?
Le 13 avril, quand une journaliste demande à Marguerite Blais si elle était au courant des problèmes du CHSLD Herron avant l’article, elle refuse de commenter, en raison de l’enquête en cours.
Dans le livre Le printemps le plus long, d’Alec Castonguay, sorti en mars 2021, la ministre Blais dit que son souvenir de l’époque s’est estompé, comme une toile impressionniste
.
Quant à Danielle McCann, elle affirme dans le même ouvrage que les morts et le personnel qui quitte, on ne le savait pas
.
La ministre Blais et son équipe savaient, affirme une source
Dans le livre 5060, l’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD, écrit par trois journalistes de La Presse et publié en mars 2022, les acteurs politiques de la crise maintiennent n’avoir jamais eu conscience de la gravité de la situation au CHSLD Herron avant la publication de The Gazette.
Or, une source qui était dans l’entourage de Marguerite Blais, au printemps 2020, nous rapporte qu’il y avait déjà eu quelques signaux d’alarme
au sujet du CHSLD Herron avant l’article du journal anglophone. Cette personne a demandé la confidentialité, car elle est encore employée politique.
« On avait la compréhension que ça n’allait pas bien, ça, c’est sûr. »
Ça allait dans la direction qu’on pensait que ça irait
, au CHSLD Herron, c’est-à-dire mal, rapporte cette source, qui avance qu’au cabinet de la ministre, les gens étaient dépassés par la situation
et gelés au niveau émotif
.
Le bureau du premier ministre rappelle que le courriel de la nuit du 29 au 30 mars, adressé aux cabinets McCann et Blais, avait aussi un aspect rassurant, puisqu’il indiquait que le CIUSSS va prendre en charge le CHSLD pour donner les services, le temps de ramener la situation et de former le personnel
.
« Ce courriel ne nous a pas été acheminé. Et à la lecture de celui-ci, on comprend pourquoi, puisque tout indiquait que le CIUSSS prenait la situation en main. »
Le cabinet de Danielle McCann, aujourd’hui ministre de l’Enseignement supérieur, nous a renvoyés vers la réponse du bureau du premier ministre.
Quant au cabinet de la ministre Blais, il reconnaît la situation alarmante
portée à son attention, le 29 mars, mais dit, lui aussi, avoir été rassuré par le CIUSSS.
« Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Le 29 mars, il y avait 25 milieux de vie en éclosion. Le 10 avril, il y en avait 274! En deux semaines, c’était un véritable tsunami qui avait frappé le Québec. Concernant Herron, notre cabinet s’est senti rassuré par la confirmation que le CIUSSS prenait en charge le CHSLD. »
Pas de traces écrites?
Le cabinet de la ministre Blais ajoute qu’entre le 30 mars et la parution de l’article de The Gazette, le 10 avril, les seules informations qu’il a reçues étaient verbales : Il était question de difficultés de collaboration du CHSLD avec le CIUSSS et des difficultés légales pour mettre le CHSLD sous tutelle.
Nous avons toutefois trouvé d’autres messages, par textos, dans les dernières preuves déposées au bureau de la coroner.
On découvre que, le 7 avril, la sous-ministre adjointe a de nouveau communiqué avec la directrice de cabinet de la ministre Blais, en parlant d’une crise
.
« Nous craignons toujours la sécurité des résidents […] Je vais envoyer nos états de situation vers le cabinet de la ministre. »
Toujours le 7 avril, la PDG du CIUSSS Lynne McVey écrit un SMS à la sous-ministre adjointe dans lequel on voit clairement que le politique est impliqué : Le cabinet vient de me contacter à l’effet que Mme Chowieri [la propriétaire de Herron] menace d’aller dans les médias, car elle n’a pas d’information sur ce qui se passe dans son CHSLD.
Le même jour, la PDG du CIUSSS écrit aussi au sous-ministre à la Santé Yvan Gendron : Allô Yvan, Maison Herron toujours à risque […] Je crains devoir appeler la police ce soir. État de situation envoyé au cabinet de la ministre.
Elle appellera finalement la police trois jours plus tard, puisque le journaliste a commencé à poser des questions.
Arruda et Opatrny eux aussi avisés dès les premiers jours
La sous-ministre adjointe à la Santé, la Dre Lucie Opatrny, avait été sensibilisée à la situation de crise du CHSLD dès le 29 mars. Dans le livre 5060, elle raconte, les larmes aux yeux, l’appel qu’elle a reçu d’une médecin du CIUSSS qui a constaté sur place l’abandon des résidents.
Le 2 avril, c’est l’ex-directeur national de santé publique Horacio Arruda et son bras droit Richard Massé qui sont informés par courriel de démarches pour protéger la santé des résidents
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Hécatombe, sous la tutelle de l’État
Le 11 avril, lors de son point de presse, le premier ministre François Legault déclare que c’est difficile d’être inquiet d’un CHSLD qui nous cache une situation
et il ajoute que c’est la veille, à 20 h, que le CIUSSS a pu prendre connaissance du nombre de morts.
Pourtant, 28 des 31 décès enregistrés à l’époque sont survenus après la prise de contrôle de l’établissement par le CIUSSS.
Dans une lettre adressée au premier ministre le 14 avril, les propriétaires du CHSLD écrivent, au sujet des décès : Il est impossible que les dirigeants du CIUSSS n’aient pas été au courant de cette situation puisqu’ils exercent une tutelle sur l’établissement et y sont présents physiquement.
« Ça n’a pas de sens que le CIUSSS ne soit pas au courant de ça. »
Pour tenter de comprendre où l’information a pu se perdre, il faut remonter la chronologie, grâce aux documents déposés en preuve auprès de la coroner.
C’est le 27 mars que le CHSLD privé appelle à l’aide pour la première fois le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal en raison du grand manque de personnel. Ce dernier lui répond deux jours plus tard, le 29, alors qu’on lui signifie que le besoin est urgent
. Il n’y a pas de travailleurs pour prendre soin des résidents pour le soir et la nuit qui viennent.
Les rapports de police déposés devant la coroner à partir de témoignages des premiers représentants du CIUSSS arrivés sur place font état d’un désastre
, avec des résidents décrits comme des petits oiseaux abandonnés
, déshydratés, n’ayant pas mangé, dans leur urine et leurs selles, avec des pansements pas changés depuis un mois.
Le problème, c’est que cette situation va perdurer pendant une semaine, malgré la prise en main de la gestion par le CIUSSS.
Dans un état de situation envoyé le 30 mars aux hauts fonctionnaires à la santé, la PDG du CIUSSS Lynne McVey écrit : Nous avons maintenant la situation sous contrôle.
En réalité, seuls quelques cadres sont envoyés sur place la première semaine et leur présence ne suffit pas à relever la barre.
Le 4 avril, tandis que le CIUSSS a pris en charge l’établissement depuis six jours, aucun des résidents suspectés d’avoir la COVID n’est encore dans une zone chaude. Des patients positifs circulent librement avec les négatifs.
Dans un courriel à sa direction, la conseillère en soins infirmiers du CIUSSS Marilyn Leduc résume sa journée. Elle écrit que la moitié des cabarets n’ont pas été touchés : Je crains sincèrement pour la sécurité immédiate des personnes dans cet établissement.
« Je vous épargne les autres histoires d’horreur, mais les patients dans cet endroit ne sont vraiment pas bien traités, ils sont dénutris, déshydratés, leurs bouches sont pâteuses et sèches, leur peau est sale, leurs ongles sont longs et plein de crasse en dessous et ils sont complètement laissés à eux-mêmes. C’est épouvantable. »
Le 5 avril, il manque encore la moitié du personnel nécessaire pour la gestion normale de l’établissement.
Vives tensions entre le CIUSSS et le CHSLD
Les relations sont très tendues les premiers jours d’avril entre les propriétaires d’Herron et le CIUSSS : des lettres d’avocats, des accusations de mensonges ou de mauvaise gestion…
Ce qui a manqué, c’est la collaboration entre les deux
, a constaté la coroner durant son enquête. Géhane Kamel a décrié ces petites guéguerres pendant qu’il y a des gens qui meurent
.
Le 8 avril, le rapport de la direction des soins infirmiers indique que dans une des chambres, à la porte fermée, un résident rachitique, inconscient, a le visage bleuté
et la langue épaissie et craquelée
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En prenant sa température, le thermomètre indique une erreur, possibilité qu’elle soit donc inférieure à 35 degrés
. Dans sa bouche, on remarque la présence de croûtes et de dépôts noirs
.
« À mon départ à 23 h, le monsieur n’avait toujours pas reçu de soins de confort ou de soluté. »
Il n’y avait aucun respect pour les morts
, selon le témoignage d’une infirmière qui s’est rendue sur place.
Dans une chambre partagée par un couple, la femme meurt le 9 avril et son corps s’y trouve encore le lendemain. L’époux souffrait d’alzheimer et ne se souvenait pas qu’elle était morte. Alors, il allait la voir de temps en temps, et chaque fois, constatait sa mort.
En fait, ce n’est que les 8 et 9 avril que le CIUSSS amène des travailleurs de terrain à Herron. Auparavant, il n’avait envoyé que des cadres et des employés volontaires, car il craignait que son personnel syndiqué ne démissionne ou ne se mette en congé maladie pour ne pas être contraint d’aller travailler en zone rouge.
Dans son rapport d’intervention, le CIUSSS reconnaît que c’est à partir du 11 avril qu’il passe davantage en mode gestion du CHSLD
. C’est-à-dire au lendemain de la médiatisation de la catastrophe.