Photo: Jeff McIntosh Le Presse canadienne «Depuis le début de la pandémie, il y a une année entière, nos ados vont à l’école un jour sur deux», rappelle l’autrice.
Nathalie Ragheb
Mère d’ados, psychologue clinicienne, conseillère en gestion de crise
Avant-hier, ils nous couvraient de bisous et de câlins. Hier encore, ils s’imaginaient plus forts que les vagues qui les faisaient tourbillonner, plus malins que le monsieur grincheux au coin de la rue, plus drôles que les Têtes à claques.
Aujourd’hui, ils sont ados. Ils ne nous confieront pas nécessairement leur grande vulnérabilité, à défaut de mots pour le dire et parce que c’est maintenant surtout à leurs amis qu’ils veulent parler. Il arrive qu’un adulte sache comment les prendre et parvienne à gagner leur confiance. Ce n’est pas nécessairement nous et, nous l’espérons de tout notre être, cet adulte saura s’en montrer digne.
Depuis le début de la pandémie, il y a une année entière, nos ados vont à l’école un jour sur deux. Au début, c’était drôle. Se lever 10 minutes avant le début des cours, se mettre sur mute et jouer à GTA 5 pendant le cours d’arts, profiter de la désorganisation générale pour « oublier » de remettre des travaux.
Pas de repères
En réalité, nos ados sont souffrants. Je le constate en tant que mère, en tant que psy, en tant qu’amie de mères d’ados, en tant que voisine. Ils n’ont plus de repères ni de lieux d’ancrage. Ceux qui pratiquaient un sport ou une activité artistique stimulante — impro, théâtre, musique… — attendent depuis plus d’un an que quelque chose se passe. Ceux qui aiment les rassemblements, la fête, la vie sociale essaient tant bien que mal de contourner le couvre-feu, jeunesse oblige.
Vous les verrez peut-être, vous la verrez parfois, au MacDo, au parc, dans un stationnement souterrain, avec ses huit ou douze potes. L’attroupement est la carapace temporaire de l’ado. Ça sent le cannabis, ça fait du bruit, ça écoute du gangster rap et ça fait peur à qui a oublié comment on se sentait quand on était ado. Ils ont dû lâcher la carapace de leur enfance — leurs armoiries parentales étant devenues trop contraignantes pour leurs corps hormonaux. Leur carapace adulte est en construction — pas assez avancée pour les protéger des assauts d’un monde qui ne tourne pas rond.
Un avenir incertain
Je viens d’engueuler une bande d’ados rassemblée près de chez moi, pour qu’ils comprennent que, quand ils s’attroupent, crient, laissent leurs déchets derrière eux, ils intimident les gens plus âgés qui se sentent tous seuls et qu’ils attisent la méfiance envers tous ceux qui leur ressemblent, même s’ils n’ont rien à voir avec eux.
Ils m’ont répondu : « On comprend, madame ; on va tout ramasser avant de partir. » Je les ai remerciés et, en les quittant, je me suis mise à pleurer. Pour cette génération à qui on n’a rien de mieux à proposer qu’une longue attente d’on-ne-sait-quoi, une formation à la va-comme-je-te-pousse, un avenir incertain assorti d’une interdiction de se rassembler, sauf un jour sur deux à l’école, à la fois complètement déstructurée et exagérément tatillonne sur des broutilles.
La souffrance des ados est l’un des symptômes les plus visibles de quelque chose qui ne va pas socialement. Les parents, à bout de souffle, à qui on demande de motiver, de cadrer, de soutenir leurs ados, le savent. Les profs, à qui on demande de poursuivre leurs évaluations pour répondre aux attentes normatives du ministère, presque comme si de rien n’était, alors qu’ils étaient déjà épuisés avant la pandémie, le savent. Les psys, qui peinent à répondre à la demande par les temps qui courent, si bien que la somme des détresses individuelles finit par donner l’impression de prolonger un grand mal-être collectif, le savent.
Qu’offrons-nous, socialement, comme carapace susceptible de contenir l’énergie hormonale brute de nos ados — la vie qui bat — et de la rediriger vers quelque chose d’utile, de porteur, de stimulant et de générateur d’espoir ? Des examens du ministère ? Des assignations à résidence ? La police et les contraventions ? Des interdictions de ceci et des obligations de cela ? Des regards rigides, apeurés, suspicieux, autoritaires ?
Que nous les comprenions ou non, ils sont notre avenir. Aimons-les comme ils sont — énergiques, contestataires, diseurs de vérités brutes, fragiles derrière les apparences de leurs styles vestimentaires douteux, de leurs goûts musicaux bof et de leurs besoins d’appartenance louches. Respectons-les et, si nous savons être réellement des adultes, proposons-leur des défis à la hauteur de ce que, dans la force de leur jeunesse et l’ouverture de leurs contestations, ils sont capables de nous montrer.
Dans la foulée, pourquoi ne pas profiter des enseignements de cette pandémie pour leur demander de nous aider à repenser entièrement l’école secondaire ? Notre monde pourrait être agréablement surpris et peut-être changé en mieux.