ALAIN-ROBERT NADEAUAVOCAT ET DOCTEUR EN DROIT CONSTITUTIONNEL*
3 octobre 2020
DES MESURES QUI RAPPELLENT CELLES DES « DÉMOCRATIES ILLIBÉRALES »
La crise sanitaire et sociale qui secoue la planète entière pose des défis extraordinaires aux gouvernements et, à l’aube d’une seconde vague de propagation de la COVID-19, le gouvernement du Québec dit vouloir changer de ton en accordant des pouvoirs discrétionnaires arbitraires aux policiers et en imposant des contraventions pouvant atteindre jusqu’à 1500 dollars à l’encontre des individus qui ne respectent pas les consignes sanitaires.
Selon ma compréhension, le gouvernement prescrit ce régime par décret (un acte du pouvoir exécutif) et estime que la Loi sur la santé publique (LSP) l’y autorise. C’est là où le bât blesse. La LSP n’accorde pas ce pouvoir au gouvernement du Québec.
Selon l’article premier de la LSP, la Loi « a pour objet la protection de la population et la mise en place de conditions favorables au maintien et à l’amélioration de l’état de santé et du bien-être de la population en général. » L’article 118 de la LSP permet au gouvernement de déclarer l’État d’urgence sanitaire « lorsqu’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, exige l’application immédiate de certaines mesures prévues à l’article 123 pour protéger la santé de la population. »
L’article 123 énonce les pouvoirs suivants : ordonner la vaccination obligatoire, ordonner la fermeture des établissements d’enseignement et de tout autre lieu de rassemblement, obtenir l’accès à des renseignements confidentiels, interdire l’accès au territoire, rechercher la collaboration et l’assistance et faire toute dépense nécessaire. Il se termine par une habilitation générale : « Ordonner toute autre mesure pour protéger la santé de la population. » L’article 136 prévoit un pouvoir d’adopter des règlements et les articles 138 à 142 imposent des sanctions pénales.
Notre régime démocratique, faut-il absolument le rappeler, est fondé sur la séparation des pouvoirs. Au Québec, contrairement à la situation qui prévaut en France (où l’article 34 de la Constitution le permet expressément), il n’existe pas de pouvoir réglementaire autonome. Ce pouvoir de l’exécutif (l’adoption de décrets) est un pouvoir essentiellement délégué par le pouvoir législatif (Assemblée nationale du Québec). L’habilitation législative expresse est la seule et unique source de l’autorité du gouvernement. Ainsi, un décret et un règlement sont essentiellement des normes législatives subordonnées ou déléguées et tirent leur force de l’autorité de la loi. Le décret est limité par la disposition habilitante de la loi. Les principes suivants s’appliquent.
Premièrement, le droit légiféré (qualifié parfois de « droit statutaire », soit toutes les lois adoptées par l’Assemblée nationale du Québec à l’exception d’un Code civil du Québec, est un droit d’exception à la common law (droit qui régit le droit public québécois) et doit s’interpréter de manière restrictive. Deuxièmement, des règles d’interprétation qui pourraient sembler plus techniques au non-juriste veulent qu’une habilitation générale comme les paragraphes liminaires des articles 123 ou 136 de la LSP soit limitée par les termes de son énonciation. Troisièmement, en cas de doute, il faut favoriser les droits et les libertés des citoyens. Le même principe s’applique aux lois criminelles et pénales ainsi qu’aux lois fiscales ainsi qu’aux lois qui limitent la jouissance des biens.
À cet égard, la Cour suprême du Canada a établi le principe judiciaire voulant qu’il faille impérativement une habilitation législative expresse pour imposer ou créer, par règlement ou une taxe, des infractions et des pénalités. En d’autres termes, il faut que la loi prévoie expressément le pouvoir d’adopter des sanctions pénales. Or la LSP ne le prévoit pas dans le chapitre XIV relativement aux sanctions pénales (articles 138 à 142). Son pouvoir de réglementation de l’article 136 ne saurait non plus lui permettre.
Ainsi, rien dans la Loi sur la santé publique n’autorise le gouvernement à adopter des mesures conférant des pouvoirs discrétionnaires aux policiers ou à imposer des sanctions pénales.
Cette règle est admise à l’unanimité tant par la doctrine que la jurisprudence et repose sur un principe constitutionnel fondamental qui veut que le roi (le pouvoir exécutif) ne saurait prélever une taxe ou un impôt sans le consentement du Parlement (No taxation without representation). Ce principe est si fondamental qu’il a engendré deux révolutions : la « Glorieuse Révolution » britannique (1688) et la Révolution américaine (1763-1783), et façonné les régimes démocratiques libéraux.
De fait, notre régime démocratique repose sur la limitation des pouvoirs de l’exécutif à moins, bien sûr, que le premier ministre du Québec souhaite instaurer un régime plus autoritaire, à l’instar du président Donald Trump, aux États-Unis, ou du premier ministre hongrois, Viktor Orbán, à qui l’on doit l’expression « démocratie illibérale », c’est-à-dire un régime politique autoritaire qui n’accorde aucun respect aux libertés et aux droits fondamentaux des citoyens.
* Spécialiste du droit à la vie privée et du droit policier, l’auteur a été conseiller constitutionnel principal à la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Il est l’auteur de Droit policier québécois, publié annuellement.