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La revanche de Jody – Le Devoir

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Jody Wilson-Raybould a présenté son témoignage devant le comité de la Justice à Ottawa le 27 février 2019.

PHOTO : LA PRESSE CANADIENNE / ADRIAN WYLD

Radio-Canada

Konrad Yakabuski

À la veille de la campagne électorale fédérale de 2019, le commissaire à l’éthique Mario Dion avait conclu que Justin Trudeau avait contrevenu à l’article 9 de la Loi sur les conflits d’intérêts dans l’affaire SNC-Lavalin. Le premier ministre libéral et des membres de son personnel, affirmait M. Dion, avaient cherché pendant plusieurs mois à convaincre la ministre de la Justice de l’époque, Jody Wilson-Raybould, d’infirmer une décision de la directrice des poursuites pénales dans le dossier. SNC-Lavalin faisait alors face à des accusations de fraude et de corruption en lien avec ses activités en Libye sous le régime de Mouammar Kadhafi.

Le p.-d.g. de la firme d’ingénierie montréalaise rencontre M. Trudeau en 2016 dans l’espoir d’éviter un procès criminel qui coûterait cher à l’entreprise. Le premier ministre et ses conseillers tentent par la suite de persuader Mme Wilson-Raybould d’offrir un accord de réparation à SNC-Lavalin, qui ne devrait alors que payer une amende. Elle résiste à ces efforts jusqu’à ce qu’elle soit mutée à d’autres fonctions ministérielles au début de 2019. Quelques semaines plus tard, après que le Globe and Mail eut publié un exposé choc sur le fil des événements, M. Dion déclenche son enquête : son rapport tombe en août 2019.

Dans le document, le commissaire détermine que l’équipe de M. Trudeau « a demandé de façon irrégulière à la procureure générale de tenir compte d’intérêts politiques partisans dans cette affaire ». Ses conclusions, qui semblaient gravissimes, n’ont cependant pas empêché la réélection de Justin Trudeau à peine deux mois plus tard. Certes, il a perdu sa majorité, mais l’affaire SNC-Lavalin ne s’est pas avérée un facteur déterminant.

Or, voilà que Mme Wilson-Raybould revient hanter M. Trudeau à la veille du scrutin fédéral du 20 septembre. Dans un extrait de son nouveau livre publié samedi par le Globe, elle allègue que le premier ministre voulait qu’elle mente en niant publiquement les pressions exercées. L’ex-ministre de la Justice y décrit une rencontre qu’elle a eue avec M. Trudeau dans un chic hôtel vancouvérois, trois jours après la publication de l’article initial du Globe du 7 février 2019, où il lui a offert « sa » version des événements, laissant entendre qu’elle avait mal interprété les démarches des membres de son bureau.

« À ce moment-là, j’ai su qu’il voulait que je mente — que j’atteste que ce qui s’était passé ne s’était pas passé », écrit Mme Wilson-Raybould dans son livre, qui paraît mardi en anglais sous le titre “Indian” in the Cabinet : Speaking Truth to Power.

M. Trudeau a tout de suite nié cette dernière accusation. « Ces allégations sont fausses. Ce n’est pas quelque chose que j’ai fait ou que je ferais », a-t-il dit en fin de semaine. Mme Wilson-Raybould n’a pas tardé à réagir à ses propos. Dans une entrevue accordée dimanche au journaliste Robert Fife, du Globe, elle a répliqué : « Je ne m’attendais pas à ce qu’il dise autre chose. Trudeau livre les lignes qu’on lui donne. »

À six jours du scrutin, quels effets auront les révélations de Mme Wilson-Raybould sur les résultats du vote cette fois-ci ?

Car si M. Trudeau a survécu au rapport du commissaire à l’éthique en 2019, le portrait du premier ministre que livre son ex-ministre de la Justice risque, quant à lui, de lui faire très mal. L’homme qui y est décrit est aux antipodes de l’image du chef compatissant et féministe que veut projeter le premier ministre. Oubliez les voies ensoleillées : Mme Wilson-Raybould dépeint un Justin Trudeau revanchard, coléreux quand il n’obtient pas ce qu’il veut, qui ne parle que rarement à ses propres ministres.

Le personnel du bureau du premier ministre exercerait un contrôle presque absolu sur les membres du Conseil des ministres, s’immisçant directement dans leurs dossiers. On demanderait à ces derniers d’éviter de laisser des traces écrites à propos des dossiers les plus sensibles. Un gouvernement qui avait promis la transparence serait plutôt soucieux de protéger ses secrets, refusant même d’accorder à la GRC l’accès à certains documents.

Tout le monde sait que la politique est un sport extrême. Et que l’image publique des politiciens ne correspond pas toujours à la réalité. Quoi que l’on pense des tactiques de M. Trudeau, Mme Wilson-Raybould aurait vraisemblablement dû demander à la directrice des poursuites pénales Kathleen Roussel de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin. Deux mois après les élections de 2019, Mme Roussel est d’ailleurs arrivée à une entente avec l’entreprise — un quasi-accord de réparation, en fait —, évitant ainsi la tenue d’un procès qui aurait duré des années.

N’empêche qu’en essayant d’influer sur une décision qui était entièrement du ressort de Mme Wilson-Raybould, le premier ministre et ses conseillers ont démontré que, pour eux, la fin justifiait les moyens. Le livre de son ex-ministre de la Justice vient de le rappeler aux électeurs. Plusieurs d’entre eux risquent de s’en souvenir dans six jours.

Konrad Yakabuski est aussi chroniqueur au Globe and Mail.

SOURCE: LE DEVOIR