Le passeport vaccinal devrait permettre aux citoyens qui ont été vaccinés de fréquenter des espaces publics jugés non essentiels.
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Il soulève des questions éthiques et légales, même s’il sera réservé à des services jugés non essentiels.
Jean-Philippe Nadeau
La récente décision du gouvernement du Québec d’aller de l’avant avec la création d’un passeport vaccinal suscite des inquiétudes d’ordres éthique et juridique à cause des circonstances dans lesquelles il sera implanté et, surtout, des restrictions qu’il imposera aux citoyens en fait de droits et libertés.
Il est encore trop tôt pour sonner l’alarme, mais il faut rester vigilant et attendre de savoir de quelle façon le Québec compte utiliser le passeport vaccinal, selon Cara Zwibel, la directrice du programme de l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) en matière de libertés fondamentales.
Elle rappelle qu’on parle pour l’heure d’un laissez-passer pour entrer dans un restaurant, une boîte de nuit, une enceinte de sport ou un amphithéâtre de musique. Imaginez en revanche si vous deviez être refusé dans une épicerie ou un hôpital, faute de posséder un tel document
, illustre-t-elle.
Il n’empêche, Mme Mme Zwibel se dit inquiète et se questionne sur les intentions du Québec, parce qu’elle est convaincue que le moment n’est pas encore venu pour agir de la sorte. Le gouvernement aurait dû mieux expliquer sa démarche, parce que la hausse récente du nombre d’infections dans la province n’est pas une raison suffisante pour justifier l’usage d’un tel outil de contrôle sur le territoire
, poursuit Mme Zwibel.
Tant qu’on n’aura pas atteint un niveau d’acceptation maximal de la vaccination dans la population, on ne devrait pas recourir à un passeport vaccinal.
Le professeur Kerry Bowman est du même avis. Nous aurions dû avoir l’assurance qu’aucune autre approche n’avait encore été utilisée avec succès pour encourager les Québécois à se faire vacciner
, déclare-t-il. Il ajoute que de nombreux Canadiens n’ont pas encore eu l’occasion de se faire immuniser.
L’éthicien René Villemure confirme qu’il y a des Québécois qui n’ont peut-être pas encore eu le temps de le faire, parce qu’ils sont en vacances, ou encore parce qu’ils veulent éviter des files d’attente.
C’est un peu la carotte et le bâton : si vous n’avez pas votre passeport, vous ne pourrez faire x activités, ajoute-t-il.
Aucun élément de surprise
Dans cet esprit, l’annonce du gouvernement Legault de jeudi n’est pas surprenante, selon lui. Dans un effort de gradation de la prévention, le passeport était dans la suite normale des choses et le gouvernement a le devoir de protéger la population contre la COVID-19 et ses variants
, explique-t-il.
Mme Zwibel dit comprendre les raisons du gouvernement Legault, qui cherche à ralentir la transmission du virus.
Il reste que l’immunisation devrait demeurer un choix, parce que certains citoyens ont de bonnes raisons de douter de l’efficacité des vaccins et ce passeport ne fera que les braquer davantage, parce qu’ils vont se sentir encore plus ostracisés.
Mme Zwibel souligne que la sûreté des vaccins est l’une des raisons pour lesquelles certains sont craintifs, parce qu’ils ont été approuvés en situation d’urgence dans des circonstances extraordinaires. Il aurait peut-être été plus approprié de renforcer le bien-fondé de la vaccination auprès d’eux, plutôt que de leur interdire l’accès à certains espaces publics
, suggère-t-elle.
M. Villemure reconnaît que les objecteurs de conscience et les conspirationnistes ont le droit de ne pas se faire vacciner en vertu de la charte canadienne des droits et libertés. Le gouvernement ne peut [toutefois] mettre en danger la santé de tous à cause des préférences de quelques-uns
, souligne-t-il.
Un outil de dernier recours
L’éthicien soutient lui aussi que le passeport devrait être une mesure de dernier recours et que les gouvernements devraient avoir épuisé toutes les autres mesures à leur disposition comme l’éducation, la sensibilisation et l’accès illimité aux vaccins.
Je ne dis pas qu’il ne faut jamais [empiéter sur les libertés individuelles], mais il faut rarement le faire, pour une courte période et pour des raisons bien précises.
René Villemure rappelle néanmoins que les droits inscrits dans la charte s’accompagnent de responsabilités. Et l’une de ces responsabilités consiste à ne pas être malade soi-même, mais aussi à ne pas infecter les autres
, dit-il.
Le professeur Bowman pense pour sa part que le passeport vaccinal doit être une approche mesurée, justifiée et différente
, selon l’environnement dans lequel elle sera appliquée dans des endroits publics jugés non essentiels. Toute bonne éthique doit être fondée sur des faits scientifiques vérifiables
, rappelle-t-il.
Une arme à deux tranchants
M. Villemure souligne en outre que le passeport aura le mérite d’identifier des groupes particuliers de citoyens dans la population non vaccinée, comme ceux qui ne veulent pas du vaccin par objection de conscience, et peut-être de mieux comprendre leurs réticences.
Kerry Bowman précise néanmoins qu’une telle façon de faire est une arme à deux tranchants et qu’elle risque d’avoir l’effet pervers de diviser la population, en créant deux catégories de citoyens.
Le passeport placera des personnes vulnérables dans une position intenable avec laquelle elles ne seront pas à l’aise alors que le gouvernement devrait plutôt s’attarder à les rassurer
, dit-il.
Beaucoup de citoyens non vaccinés proviennent de milieux défavorisés ou de groupes racisés, qui se méfient des autorités médicales à cause du traitement discriminatoire qu’on leur a peut-être réservé dans le passé.
Mme Zwibel croit elle aussi que le passeport vaccinal ouvre la voie à la division et à la discrimination contre ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas se faire vacciner. Le risque existe que notre société devienne inégale et on devrait avoir plus d’empathie à l’endroit des personnes réfractaires aux vaccins, mais il est plus simple de leur ordonner de rester chez elles […] Or, nous sommes tous logés à la même enseigne
, mentionne-t-elle.
Des enjeux d’ordre éthique
M. Bowman dit qu’il ne fait aucun doute que le passeport va restreindre la liberté de mouvement que l’on tient pour acquise dans une société démocratique comme le Canada. La surveillance me dérange dans la décision du Québec ainsi que l’identification des détenteurs d’un tel document ou la quantité d’informations personnelles que l’on y retrouvera
, affirme-t-il.
L’ACLC confirme qu’un tel passeport créera des problèmes de surveillance, d’intrusion dans la vie privée, des problèmes relatifs à l’entreposage sécuritaire d’informations sensibles et au vol de données.
Quand on parle de passeport vaccinal, on parle d’une identité sanitaire, alors mon plus grand souci à ce stade-ci est la protection des données plus que l’idée de léser un groupe particulier sans raison.
Mme Zwibel précise que le gouvernement aurait pu penser à d’autres solutions moins intrusives, comme un système basé sur l’honneur. Si on vous demande la preuve de votre vaccination, votre parole devrait suffire, inutile de scanner votre passeport […] On pourrait aussi vous demander un simple carnet de vaccination en papier à titre de preuve
, explique-t-elle.
Elle ajoute que son association ne compte pas pour l’instant contester l’usage du passeport vaccinal devant les tribunaux. M. Bowman voit pourtant une possibilité de le faire à cause de son caractère discriminatoire.
Gare à celui qui refusera l’entrée à un citoyen, il lui faudra agir avec prudence et discernement pour éviter d’être poursuivi, tout dépendra de la façon dont le client s’est vu refuser l’entrée à un espace public
, dit-il.
Fonctionnalité du passeport
L’Association canadienne des libertés civiles affirme de toute façon que le contrôle des passeports sera difficile à appliquer.
Elle cite l’exemple d’Israël, où la présentation obligatoire d’un passeport vert dans un lieu public relève davantage de la discrétion de la serveuse d’un restaurant ou du videur d’une boîte de nuit. Les contrôles s’y font de façon bien plus aléatoire que péremptoire
, explique Mme Zwibel.
Elle ajoute que les serveurs, placeurs, videurs, devront peut-être suivre une formation à ce sujet au Québec. M. Bowman mentionne que les propriétaires et les gérants d’établissements non essentiels subiront beaucoup de pressions de la part du gouvernement pour que la consigne soit respectée.
Cela créera dans certains cas des abus de pouvoir – dans les restaurants où des serveurs ont par exemple été sans emploi durant 15 mois -, et de la complaisance dans d’autres parce que des employés refuseront de jouer aux policiers
, explique le professeur.
M. Bowman parle même de situations loufoques
lorsque la police sera appelée dans un établissement où un client n’acceptera pas de se faire refuser l’entrée s’il n’est pas vacciné. La police n’interviendra pas dans de telles situations
, prédit-il.
L’urgence de tenir un débat
Tous reconnaissent qu’un débat de société se fait toujours attendre au sujet de ces enjeux délicats et complexes. Selon M. Bowman, plusieurs raisons expliquent l’attentisme des gouvernements à cet égard. Le variant Delta a compliqué la donne, les gouvernements attendent peut-être que la vaccination soit finie ou craignent d’enfreindre les droits des citoyens, surtout en période électorale
, dit-il. L’ACLC reconnaît qu’un tel débat est absent de la scène publique.
L’éthicien René Villemure n’est pas prêt à jeter la pierre aux gouvernements. Ils ont pris le temps de gérer le quotidien avec le devoir de chercher la décision la plus juste, mais ils ne peuvent prévoir ce qui n’existe pas encore, ils ne peuvent que tenter de prévenir un peu les choses
, rappelle-t-il.
Nos gouvernements et les Canadiens semblent être résignés, parce qu’ils ont adopté l’approche selon laquelle l’émission de passeports vaccinaux est inéluctable et qu’il n’y a rien que l’on puisse faire, mais je doute qu’il s’agisse de la bonne approche.
Le professeur Bowman croit en revanche que le Canada a fait de grands progrès pour vacciner sa population après de lents débuts. La plus grande force de notre pays tient toutefois au fait que les Canadiens ne sont pas très divisés sur les bienfaits de la vaccination comme dans d’autres pays comme la France
, précise-t-il.
M. Villemure croit lui aussi à l’utilité de tenir des audiences publiques, parce qu’il ne fait aucun doute, selon lui, que le Canada devra vivre avec d’autres virus dans l’avenir.
Il y voit par ailleurs une occasion de jeter un autre regard sur nos habitudes de vie, de consommation ou de voyage, et sur nos références que sont devenus les droits et libertés inscrits dans la Charte.
Si on ne fait pas notre réflexion ici, on va se la faire éventuellement imposer par la porte arrière, parce que le Canada devra répondre à des normes internationales [en matière de vaccination], si ce n’est que pour voyager à l’étranger par exemple
, conclut-il.