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Réveillez-vous, bande de colons – Le Devoir

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Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Dans un des chapitres les plus accablants, et accablés, de son réquisitoire, Alain Deneault déplore le pouvoir ahurissant concentré entre les mains de la famille Irving qui, dans l’est du Canada, tient «en otage la population restée pauvre sur le mode du syndrome de Stockholm».

Dominic Tardif

Collaborateur

« La surprise qu’on peut avoir, c’est que le terme qui nous qualifie le mieux, c’est celui qu’on étudie le moins. Très peu de gens se sont arrêtés sur ce statut qui est le nôtre », constate au bout du fil Alain Deneault depuis sa résidence de Petite-Rivière-de-l’Île, lui qui enseigne la philosophie au campus de la Péninsule acadienne de l’Université de Moncton.

De quel terme parle-t-il ? De celui de colon, « cette figure mitoyenne qui ne se trouve ni dans la position invivable du colonisé ni dans celle, indéfendable, du colonisateur », un mot ne surgissant essentiellement aujourd’hui, dans le langage familier, que sous la forme d’une insulte parfois violente, parfois attendrie.

 

C’est de ce mot que le philosophe entreprend de tracer les contours dans Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe, pamphlet sociologico-historique très caustique, né à la faveur de l’enthousiasme suscité par une conférence présentée par Deneault en 2017 au Festival TransAmériques, alors que le Canada célébrait son 150e anniversaire (sans trop savoir ce qu’il devait célébrer).

Un enthousiasme qui étonna d’ailleurs le conférencier lui-même et qui tiendrait beaucoup, selon lui, à cette « difficulté de nous nommer » quasi consubstantielle à l’identité québécoise, un embrouillamini ayant procuré au Elvis Gratton de Pierre Falardeau une de ses scènes les plus comiques ET tragiques (« Moi, je suis un Canadien québécois, un Français, canadien français, un Américain du Nord français, un francophone québécois canadien… »)

L’approche dialectique imaginée par le penseur tunisien de la décolonisation Albert Memmi dans son Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur (1957) — un des ouvrages ayant le plus influencé la pensée des intellectuels du projet d’indépendance du Québec comme André d’Allemagne ou Gaston Miron — proposerait, selon Deneault, une grille de lecture correspondant mal à la situation socio-historique canadienne-française.

« Parce qu’on n’était certainement pas des colonisateurs lorsqu’on travaillait dans les usines de Saint-Henri dans les années 1950-1960, on était des colonisés par élimination », observe la star du monde de l’essai québécois, auteur de Noir Canada et de La médiocratie. « Il aurait pourtant été fécond d’avoir cette notion-là pour mieux nous situer en tant que nous-mêmes, c’est-à-dire comme colons prolétarisés. »

Quelle mauvaise conscience ?

Alain Deneault défend ainsi l’importance de cette troisième catégorie intermédiaire — celle de colons — lui permettant de rappeler, parce qu’il le faut bien, que le véritable colonisé au Canada appartient aux Premiers Peuples. Quant au colon, il « peut vivre sa vie comme un colonisateur et exalter de manière triomphante le racisme à l’origine de la colonie », lit-on dans Bande de colons.

« Sa liberté et sa domination résident alors dans l’acte de restreindre sa conscience à celle de son maître, et d’abdiquer devant son pouvoir qui le rend fort à la condition seulement qu’il le serve. Mais sur cette autorité, il ne peut rien en définitive. Nul colon, pas plus que ses ancêtres, ne fut maître du projet colonial, ne façonna ses institutions ni ne décida des orientations commerciales : d’abord les fourrures, puis les céréales, les mines et le pétrole. Maintenant l’eau douce. »

Le Canada resterait « un comptoir existant pour s’approprier des richesses, coûte que coûte », et permettant à une poignée d’oligarques et de familles aux poches profondes de se les remplir davantage, grâce à la force de travail des Canadiens du prolétariat et de la classe moyenne, ceux des sables bitumineux de l’Alberta comme ceux de la raffinerie Irving de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick.

La « mauvaise conscience » évoquée en sous-titre serait donc double : mauvaise comme dans erronée, et mauvaise sur le plan moral, en ce qu’elle témoignerait du malaise habitant celui dont la condition se situe au confluent de l’oppression et du privilège : ni colonisateur ni colonisé.

« On n’ose pas s’attribuer le terme colon parce qu’il n’est pas glorieux, observe Alain Deneault en entrevue. On se sent mal d’avoir été ça, parce qu’on est au fond ce qu’on aurait appelé à une autre époque des collaborateurs. On collabore avec des puissances sans vraiment façonner ce que le puissant est en train de créer. On est à son service dans une entreprise de spoliation du plus faible que soi, le colonisé. » Mais « en cherchant à éviter de regarder cette réalité en face, on n’arrive pas à regarder la réalité tout court. On s’est construit une identité qui est décalée de la réalité historique qui est la nôtre ».

Les mots pour se dire

Dans un des chapitres les plus accablants, et accablés, de son réquisitoire, Alain Deneault déplore le pouvoir ahurissant concentré entre les mains de la famille Irving qui, dans l’est du Canada, tient « en otage la population restée pauvre sur le mode du syndrome de Stockholm, celle-ci en venant à remercier son bourreau pour chaque miette qu’il laisse tomber de l’ensemble des capitaux qu’il concentre ». C’est à ce syndrome que l’écrivain souhaite arracher ses semblables, avec ce livre dont le titre aurait pu être précédé de l’interjection « Réveillez-vous ! »

Pourquoi les Canadiens gagneraient-ils à mieux arrimer au réel leur conscience de classe ? Alain Deneault se lance dans une de ces tirades dont il a le secret. « Parce que c’est la différence entre l’aliénation et la liberté. La liberté, ce n’est pas simplement de pouvoir tout faire et tout dire ce qui nous passe par la tête. C’est de comprendre ce que l’histoire, la société, la culture ont fait de nous. C’est grâce à cette compréhension qu’on s’émancipe. »

Si on n’a pas de mots appropriés pour se dire, les mots nous tromperont, poursuit-il. « Pour s’affranchir de ce statut peut-être gênant qui est celui de colons, pour ne plus être que des sujets de Sa Majesté qui sont en train de quémander des jobs auprès des plus puissants, pour cesser de caricaturer les colonisés avec tous les clichés qu’on leur a réservés depuis la Conquête, la première chose à faire sur le plan critique, c’est de comprendre la raison d’être de ces modèles aliénants. »

Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe